Et si les trous dans l’histoire de l’art étaient en forme de fentes ?

Les mémoires oubliées.

V.J

LES ABSENT.ES

Nous sommes hanté.es par des fantômes.

De femmes, gouines, trans, pédés inconnu.e.s ou qui n’existent pas.

Des gouines dans les bois, en cercle inquiétant. Une butch dans un nuage de fumée de cigarette, une Portapack Sony posée sur l’épaule, qui regarde une autre butch souriante les mains dans les poches d’un jean’s mal coupé. Un artiste pédé qui a décrit dans son journal manuscrit sa propre mort et son implication dans Act Up. Une trans qui raconte à haute voix son récit de Stonewall.

L’Impossibilité de reconstruire nos histoires fait que nous sommes obsédé.es par elles.

J’ai eu ce sentiment lors de ma première visite aux Archives Gaies du Québec (AGQ). Des tas de boîtes avec des noms dessus. Souvent des noms d’hommes, francophones et anglophones. Et les dates. Les décès dans les années 90, je calcule l’âge de chacun à leur mort. Quoi faire avec ce cimetière de boîtes de membres de notre communauté perdue ? Comment considérer comme légitime l’écriture de l’histoire (de l’art) sans elles et eux. On les a laissé.es mourir et aucune réparation collective pour leurs mémoires et  leurs proches n’a été faite.

 

LES PRÉSENT.ES

Être dépossédé.e.s de notre mémoire rend cette mémoire constamment présente par son absence.

La seule chose de bien, c’est que cela laisse la place à une immense fantasmagorie artistico-politico-érotique. On invente ce qu’on a pas eu, parce que nous sommes avides, affamé.e.s de n’importe quoi à se mettre sous la dent comme représentations, histoires et formes culturelles qui puissent nous correspondre et nous parler. La communauté est placée dans une vulnérabilité intellectuelle qui la rend très inventive... On appelle ça le D.I.Y, (Fais-le toi même) une manière élégante pour ne pas parler de précarité. 

Voilà pourquoi la responsabilité des personnes en charge de transmettre et de diffuser du savoir et des formes culturelles est immense. La mesure de cette responsabilité envers la communauté s’accompagne de la prise de conscience des dommages causés par la prétendue neutralité et objectivité de la culture mainstream.

Voilà pourquoi, nous remettons nous-même en cause continuellement notre intégrité. On s’interroge sur notre légitimité, notre pertinence à collaborer avec un monde qui nous efface. Le rapport à l’institution devient dès lors très complexe. Nous reconnaissons l’importance de s’y inscrire tout en ayant conscience de la violence que les minorités y subissent. Un “amour-haine” qui conduit à se sentir à la fois traître et imposteur quand on y travaille.

Parce que nous avons été formaté.e.s à assimiler un récit de l’histoire de l’art linéaire qui évince tous les enjeux de filtrage social qui fondent les carrières artistiques en balisant l’autoroute de la culture hégémonique (blanche et hétérosexiste). J’ai dû me bourrer le crâne de noms d’hommes, des illustres intellectuels et artistes répétés et rabâchés par des professeurs peu enclins à trouver cela problématique lorsqu’on mentionne l’absence de femmes et de minorités dans leur enseignement. Ce système de fabrique du savoir culturel construit non seulement des exclusions mais aussi des mensonges. Il ment sur ce qui fonde les grands virages historiques, sur qui fabrique les bouleversements sociaux et culturels.

Les mouvements de militant.e.s sont souvent évincés pour laisser la place au récit d’un combat d’un.e politicien.ne qui prend à son compte tous les crédits et devient un symbole historique. On a vu cela pour les droits des LGBTQI+ et pour les droits des femmes aussi, par exemple pour le droit à l’avortement. Les grands mouvements culturels et politiques sont portés par les militant.e.s contraint.es falire le travail en première ligne dans l’ombre. L’histoire continue à s’écrire avec des “grands Hommes”.

 

Restons aberrant.e.s et dégoûtant.e.s sinon nous sommes perdu.e.s.

Les institutions s’octroient le droit de déterminer quels sont les savoirs légitimes et de fait fabriquent des grands récits mensongers en évinçant la complexité des luttes sociales et l’apport des groupes qu’elles déterminent minoritaires. De la malhonnêteté et de la paresse intellectuelle et politique qui tue à petits feux les militant.e.s et leurs contributions.

Si nous devons produire de la visibilité en tant qu’artiste ou commissaire gouine trans pédé ou queer, nous ne devons pas tomber dans le piège intégrationniste et succomber à la honte et au mépris. Parce que nier les butchs, les folles, les travelos, les putes, les malades, les non binaires et les weirdos qui nous constituent c’est nous faire disparaître nous-même. C’est pour cela que le travail sur et pour les “mémoires des altérisé.e.s”  doit d’abord commencer par un processus de transformation et de désapprentissage du filtrage institutionnel.

Il faut apprendre à décrypter ce qui fait “L’autre”, l’altérité, l’autre qui engendre une relation et donc qui nous fait être ensemble, altérité : amoureuse, amicale, communautaire, familiale, politique et culturelle. Comprendre aussi comment cerner les réflexes extractivistes des institutions qui s’approprient le savoir, les stratégies et les luttes des minorisé.e.s. Ce savoir qui est transmis dans la communauté militante féministe et transpédégouine vaut d’ailleurs largement un doctorat. On peut ainsi mieux comprendre l’humiliation et la colère (résultat des exclusions institutionnelles et du mépris des pauvres en autres), et sensibiliser les straights sur les raisons de nos réticences quand ils parlent à notre place. On est aussi en mesure d’être plus indulgent.es avec nous même quant à comprendre nos peurs de nous défendre et notre peur d’être visible.

 Le plus dur c’est toujours de déconstruire sa honte et d’être assez confiant.e pour endosser une posture affirmative assumée. Je suis gouine et je suis artiste. Je suis commissaire d’exposition gouine et ça me constitue en tant que travailleuse culturelle bien plus que ma maîtrise en histoire de l’art. Déconstruire cette honte intégrée par les institutions hétérosexistes est un travail jamais achevé.

LE MUSÉE

Nos savoirs transpédégouines habitent un lieu qui n’existe pas encore. Nous n’avons pas d’espace.

Nos vies comme nos mémoires sont souvent modelés par des traumas. Notre culture de transpédégouine aussi. Notre histoire culturelle est amoncelée en petits tas et petits trous de temporalités. Nos désirs et nos modèles de références sont transhistoriques, pétris de récits incomplets et parfois fictifs (souvent effet de la transmission orale des histoires).

Nos productions culturelles en sont affectées. Elles s’affectent entre elles, elles se refilent les récits, les traumas autant que les désirs. Nous sommes une gang de traumatisé.e.s désirant.e.s en errance. L état de vulnérabilité de nos mémoires nous prive de notre autonomie, de notre identité, de notre intégrité.

Musée de la cire, musée du Fort, musée du moulin, musée du chocolat,

 Musée Bon-Pasteur, musée du jeu vidéo.

Pas de musée des LGBTQI+, pas de musée pour l’histoire des luttes féministes.

 C’est ce qui semble tout à fait légitime d’appeler de la violence institutionnelle. Une violence qui efface la contribution sociétale de plus de la moitié de l’humanité (les femmes). Qui nie la portée politique et culturelle des apports des militant.e.s, artistes et intellectuel.les de la communauté LGBTQI+ (plus de 10% de la population).

Notre moment culturel médiatique annuel dans la métropole est une parade pinkwashée, avalée par les banques. Un salut à la foule de Monsieur le Premier Ministre et tout le monde retourne gentiment dans ses organismes communautaires au bord de l’asphyxie dans des bureaux souvent vétustes.

Le droit à l’éducation et de fait, à la transmission des savoirs et des mémoires est pourtant un droit fondamental. L’effacement institutionnel de nos vies n’est pas un oubli ou un manquement des pouvoirs publics, c’est un choix politique.

L’injonction à la précarité mémorielle confère une responsabilité trop lourde à porter pour des militant.e.s et archivistes de la communauté. Les Archives Gaies du Québec ne tiennent que par le travail des bénévoles et n’ont aucune aide financière publique, pas d’aide au fonctionnement. En somme, Je contribue en tant que citoyen.ne à permettre au musée du ski ou du fossile d’exister (j’aime le ski et les fossiles aussi contrairement aux voitures, à l’armée et aux mines) mais à aucune institution me donnant accès à ma propre histoire, aux histoires et savoirs de ma communauté. Le résultat du désengagement des pouvoirs publics est donc très concret et la conséquence directe c’est la disparition de nos savoirs et la négation de l’apport des minorités et des militant.e.s aux avancées sociales et à la culture.

Pourtant l’histoire récente des LGBTQI+ a suffisamment sonné l’alarme avec la pandémie du Sida dans les années 80 et 90. Mais il faut croire que la disparition massive d’écrivain.e.s, artistes, intellectuel.les, chercheurs et chercheuses n’a pas suffit à nous faire la leçon. Nous continuons à enrichir la fosse commune de nos savoirs.

Le récit historique ment. Les institutions mentent. SILENCE = MORT

J’ai cru pourtant très longtemps que quelque part des personnes en charge faisaient le travail. Que les articles de presse sur l’histoire de nos luttes, l’histoire des répressions subies (judiciaires, médicales, culturelles) étaient collectée dans des grandes salles climatisées par des professionnel.le.s compétent.e.s en la matière. Il n’en est rien.

Par exemple, l’histoire des lesbiennes au Québec tient en bonne partie de quelques personnes dont Line Chamberland qui découpait elle même les articles de presse chez elle. Une histoire laborieusement rangée par activistes des archives vieillissant.e.s dans des boîtes à moitié vides, savamment classées et qui sont libres d’accès aux AGQ (Archives Gaies du Québec). Et ces boîtes n’appartiennent ni à Facebook ni à Google. #depossession #archivesnumeriques. #obsolescenceprogrammée.

Nous avons pris encore collectivement un mauvais virage pourtant chaque génération de trans pédé gouines s’acharnent à répéter l’importance de la transmission de nos savoirs. Les institutions, les pouvoirs publics continuent à ne pas prendre leur responsabilité et ne nous accompagnent toujours pas dans ce processus pourtant crucial, pour que l’histoire des oppressions ne se répètent pas à l’infini. Pour ne pas toujours repartir à zéro à chaque génération.

En tant que commissaires, activistes des archives, nous sommes donc voué.e.s à agir à coup d’aide aux projets spéciaux. Une exposition après l’autre, nous attaquer à la montagne de débris historiques LGBTQI+ impossibles à reconstituer.

Alors il reste l’expérimentation, une manière élégante de dire que l’on travaille dans la précarité.

Telles sont les conditions pour représenter plus de 10% de la population. Autant dire que le travail est fait sur une base fragile et donc contraint à la médiocrité et la disparition instantanée. Un coup d’épée dans l’eau.

Nous, militant.e.s, chercheuses, chercheurs, historien.nes de l’art, commissaires et artistes sommes condamné.es à la précarité intellectuelle et économique et à conjuguer avec une histoire souvent traumatique et complexe sans avoir le support nécessaire de la collectivité.

L’espace dédié à nos savoirs est inexistant. Nous repartons du début à chaque génération qui pense, sans modèle de référence, inventer la roue. La mort des vieilles et vieux trans pédé gouines et la destruction de leurs archives c’est la destruction de l’histoire sociale, politique et culturelle de tous et toutes. Le pact universaliste des récits hégémoniques se nourrit de nos cendres.